Place de la République, on se crie « plus fort ! » « micro !». Ici a lieu la parole, la parole diverse, dissonante, hésitante, lyrique, café du commerce, réfléchie. Depuis le 31 mars la place est jour après jour investie par une parole citoyenne. Des voix qui s’élèvent des quatre coins de la place, des chants, des cris, des slogans, des bêtises, des vers, des jeux de mots, des voix assurées, des voix qui s’éteignent, qui bafouillent, qui se brisent, qui vrillent, partent dans les aigus. C’est de cette réappropriation collective du langage que naît un réel espace public. L’occupation de la place permet à la foule amassée d’imposer sa présence dans l’espace urbain, et de fonder son existence en ville, de la manifester aux yeux de tout le corps social. Mais l’espace public n’a pas besoin de la place de la République pour exister, puisque c’est la réunion, le dialogue ouvert entre des inconnus, qui l’instaure en fondant le collectif. C’est le rassemblement d’individus dans l’effort conjugué de l’élaboration d’un sens commun (ce qui ne veut surtout pas dire univoque), qui fait de la place un espace public.
On peut questionner le caractère spontané et mixte de ce rassemblement, mais ce qui se joue, au-delà du mouvement Nuit Debout et des individus qui l’ont lancé, c’est la fondation d’un lieu de langage dans un espace ouvert. Certes la mixité est loin d’y être totale, mais où existe-t-elle ? Certes les familles kurdes, celles des bourgeois du Canal, celles venues de banlieue, les fêtards, les entrepreneurs, les thésards, ne sont pas sur la place en même proportion. La sociologie de cette foule assemblée n’est pas représentative, comme celle de toutes les mobilisations qui font à un moment donné irruption : cette critique est consubstantielle à tout mouvement politique. Ce qui est en revanche plus singulier c’est l’énergie qui y est déployée pour accroître la diversité, enjoignant sans cesse les « plus faibles », les subalternes, à venir parler, et fomentant l’essaimage du mouvement dans les périphéries et les marges du territoire républicain. C’est la conscience de l’urgence qu’il y a à inclure qui est nouvelle.
Face à la production d’un espace urbain aux usages contrôlés, en vue de l’imposition d’un sens, viennent s’opposer l’émergence et la persistance d’un attroupement spontané, qui pourrait proposer un autre récit. Nombre d’observateurs s’étonnent que de ces assemblées successives n’émerge aucune revendication claire et précise. Ils n’ont pas entendu et pas compris, peut-être, que ce qui se joue de crucial, c’est d’abord que la parole circule. Elle vagabonde parfois, mais elle circule, elle irrigue la place jusqu’alors marquée par un silence morbide.
La Nuit Debout, c’est faire sauter la chape de plomb narrative de l’état d’urgence et de la stupéfaction ayant suivi les attentats de janvier et de novembre. Au pied de la statue, dans la préservation maniaque des mots et des bouquets, se fabriquait insidieusement un discours politique. Un discours polarisé autour de l’émotion collective et de son corrélat – encouragé par les pouvoirs publics : le récit d’une cohésion face au « terroriste », cette altérité à laquelle est dénié le droit de cité. L’enquête commanditée par la mairie de Paris à des sociologues pour interroger les « victimes des attentats », c’est-à-dire un échantillonnage de volontaires présents à Paris le 13 novembre, sur une période de 10 ans à dater d’aujourd’hui, révèle que la mémoire officielle des attentats est bien celle d’une communauté unilatéralement meurtrie, dont il faudrait consigner l’immense douleur conçue comme unique lien politique. Cette mise en récit détourne le discours de rassemblement et de mixité produit par le réaménagement ouvert de la place, achevé en 2011.
Aujourd’hui, le mouvement d’occupation de République ne se donne pas de modèle, mais se trouve à la croisée des chemins entre le mouvement Occupy Wall Street, conçu comme mouvement d’expression, celui, révolutionnaire, de la place Tahrir au Caire en 2011, et celui du parc Gezi à Istanbul en 2013, tentative commune d’habiter un lieu symbolique, née du refus de sa réécriture par la destruction du parc au profit de la reconstruction d’une caserne ottomane. La gestion de l’espace entre les corps a valu, là aussi, comme récit de la communauté par elle-même, en résistance au sens – familial, musulman et conservateur – qu’aurait imposé le réaménagement autoritaire voulu par l’AKP. Même si les motifs de ces mobilisations étaient différents, leurs modes d’occupation de l’espace urbain se font écho. Ces mouvements ont fonctionné comme référents les uns pour les autres, de même que pour les personnes rassemblées sur la place de la République, même si aucun de ces référents ne s’impose comme modèle. Les images de ces luttes convergent dans les esprits et viennent fonder la légitimité du mouvement naissant, qui peut s’en réclamer par le rassemblement spontané des corps.
Aux assemblées générales de la Nuit Debout, les corps se succèdent rapidement à la tribune les uns après les autres : on ne peut qu’être frappés par l’hétérogénéité des élans, des postures, des gabarits, des énergies, des timbres, des rythmes – sans parler de la couleur des peaux, de l’âge et du genre. Chacun incarne ici à sa mesure un fragment fondamentalement signifiant de cette « publicité » du débat. Leur répond une gestuelle codifiée désormais connue de tous : les mains en l’air qui virevoltent, les bras qui se croisent au-dessus de la tête, le doigt levé qui demande la parole. C’est qu’ici, les corps sont politiques, ce sont eux qui font territoire politique. Parce que les corps parlent d’où ils viennent, depuis leur identité genrée ou racialisée, depuis leurs oppressions et leurs mobilisations. Ils rendent visibles le débat public en marche dans toute sa bigarrure. À l’Assemblée générale du mardi 5 avril (36 mars dans le calendrier Nuit Debout), un malentendant s’est exprimé à la tribune, en langage des signes et simultanément par la voix d’un interprète. La foule lui a répondu en langage d’AG. Les corps sont politiques parce que l’occupation est résistance aux corps dépêchés par l’État bénéficiant du monopole de la violence légitime, ceux des CRS. Dans la nuit du samedi 2 avril, devant les corps assemblés, les CRS ont tourné les talons.
Le changement du rapport de force politique réside dans une occupation des lieux dont Nuit Debout n’a ni la primeur ni l’apanage. À Sivens, Calais, place de la République, une même force d’agglomération des corps est attaquée comme nuisible, quel qu’en soit l’enjeu par ailleurs. Même si leur logique propre (protestation locale, nécessité vitale, lutte politique) tend à les séparer, il est visible que les différents aspects de l’occupation spontanée du territoire par les corps – zone à défendre, camp de migrants ou de nomades, place urbaine – ont en commun une seule et même grammaire : celle d’un espace dévolu au passage ou au vide qui devient espace d’occupation, et en tant que tel est perçu comme menaçant l’ordre public. Cette grammaire commune ne doit plus passer inaperçue : elle tend à prouver que la dispersion géographique est le pendant logique et inévitable, du point de vue du pouvoir, d’une division politique. Deux hypothèses sont alors possibles : la première est que le fameux « diviser pour mieux régner » peut se traduire en « disperser pour mieux gérer », les termes étant dès lors interchangeables d’une façon pour le moins révélatrice. La seconde, qui n’exclut pas la précédente, est que la réunion des corps n’est acceptable que lorsqu’elle est prévue par une logique venue d’en haut, telle qu’elle se manifeste dans la localisation et la superficie des espaces assignés aux « gens du voyage ». Ces deux hypothèses ont en commun l’idée que la convergence spontanée de corps en un lieu menace l’ordre politique en place. Le « Traité de nomadologie »1 de Mille Plateaux montrait comment la spontanéité du mouvement de l’espace nomade était canalisée en ordre dans l’espace de la polis : dans le cas qui nous occupe, la spontanéité du mouvement devient spontanéité du stationnement, sans pour autant perdre de sa force désorganisatrice, ou du moins perçue comme telle.
Or la caractéristique la plus évidente de l’occupation spontanée est l’appropriation du territoire, appropriation qui n’a rien d’une privatisation : approprier, c’est à la fois prendre possession et rendre propre à un usage. Cela implique que le groupe qui occupe est vécu, au moins de l’extérieur et du point de vue du pouvoir, comme homogène, puisqu’on ne peut prendre possession tous à la fois, il faut être un groupe uni, une personne morale. De fait, cette homogénéité n’existe ni à Gezi, à Calais où les nationalités sont multiples, ni à Sivens où les statuts socio-politiques sont variés, ni place de la République où est revendiquée la pluralité des appartenances autres que purement citoyenne, nulle part. Cela, on ne peut douter que le pouvoir le sache. C’est donc que la menace est ailleurs, dans la deuxième acception : rendre l’espace propre à un usage. Car ce qui se joue dans l’occupation, c’est forcément un nouvel agencement des décisions internes, où se crée un nouveau rapport à l’autre comme semblable, puisque riverain. Calais est une zone internationale de fait ; le moindre camp de migrants, la ZAD, la Nuit Debout, rompent une illusion générale : celle du monopole légal de la règle, de la partition identitaire, des régimes de coopération. C’est peut-être cela que le pouvoir, par la dispersion, voudrait faire taire. C’est peut-être cela que ces occupations ont en commun dans leur grammaire et dans leurs aspirations : avoir lieu, c’est-à-dire exister à nouveau, ou autrement. Cette grammaire commune, perçue comme menace commune, est peut-être le signe sûr de l’avènement d’une communauté.
Ce texte a été initialement publié sur Urbanités et sur Vacarme. Nous remercions ces revues d`avoir aimablement autorisé cette reproduction.
[1] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Paris, Éditions de Minuit, 1980, chapitre 12.